Le dernier maître du brocart

Le brocart, cette riche étoffe de soie, reconnaissable entre mille, est aujourd’hui en voie de disparition. Il ne subsiste plus qu’un seul et unique atelier de tissage à Fès, tenu par Haj Abdelkader Ouazzani. Portrait du dernier des tisserands.

brocart-(2012-07-04)

Fès. Au détour d’une ruelle de l’ancienne médina, une échoppe abrite le dernier tissage de brocart artisanal dans tout le Maroc. Ici, les métiers à tisser font figure d’outils d’une autre époque. Et c’est Abdelkader Ouazzani, dernier maître du brocart, qui veille jalousement sur cet héritage. Dans son minuscule atelier, les bruits et les gestes sont les mêmes depuis des siècles : les pédales claquent et les fils se croisent et se décroisent dans un parfait enchaînement pour obtenir, au final, de chatoyantes étoffes. Au premier abord, l’atelier dégage une impression de dénuement. Mais très vite, on découvre ce qui fait la fierté de son gardien : de somptueux coupons de brocart.
En voie de disparition
Tisserand depuis sa jeunesse, Haj Ouazzani est un passionné. Cela fait plus d’un demi-siècle qu’il exerce ce métier. “Je travaille le brocart depuis près de 55 ans et j’en ai presque 70 aujourd’hui. J’ai moi-même appris ce métier auprès d’anciens maâlmin qui ont aujourd’hui tous disparu”, raconte- t-il d’une voix émue. A l’époque où il entrait dans le métier, une vingtaine d’ateliers de tissage étaient consacrés au brocart à Fès. De nos jours, il n’en subsiste plus qu’un seul : le sien. A l’intérieur, quatre métiers à tisser Jacquard sont encore en activité. Leur bois est patiné par les mains des tisserands qui se sont succédés aux commandes. Car ces métiers sont restés tel qu’on les a importés voici plus de cent ans. Mais pour combien de temps encore ? “Je ne vous cache pas que j’ai peur que ce métier disparaisse avec moi. Çaa me fend le cœur de voir qu’il n’y a plus personne pour perpétuer ce patrimoine. Je ne demande qu’à transmettre mon savoir pour que le brocart puisse survivre”, dit-il.
Mais le seul héritier de ce savoir-faire ne se fait pas d’illusion. “De nos jours, les jeunes se tournent vers des métiers qui exigent moins de minutie, mais qui rapportent plus d’argent”, regrette-t-il. Selon lui, le tissage de brocart est un métier qui demande beaucoup d’attention, de persévérance et d’effort, et qui rapporte finalement peu. Les jeunes ne sont plus intéressés par ce genre de métiers. “Ils sont trop impatients et veulent tout avoir tout de suite. Ils veulent commencer par le haut de l’échelle, sans passer par l’étape de l’apprentissage”. Il faut beaucoup de patience pour devenir tisserand de brocart. Cet art s’acquiert au fil des années. Ce qui n’est pas donné à tout le monde. “J’en ai vu passer beaucoup qui ont essayé de s’y mettre et qui n’ont pas réussi. C’est un travail qui exige une grande constance. On tisse en moyenne un mètre de brocart par jour”, explique Haj Ouazzani.
D’or et d’argent
Il en faut du savoir-faire et du temps pour accomplir un tel ouvrage ! Pour confectionner un coupon de caftan, par exemple, il faut compter au minimum une semaine. Pour un beau salon traditionnel en “bahja”, ce sont deux mois de travail, sinon plus.

“EN VOIE DE DISPARITION, LE BROCART CONSTITUAIT, À UNE CERTAINE ÉPOQUE,LE CAFTAN DE LA MARIÉE PAR EXCELLENCE.”

Dans l’atelier de Haj Ouazzani, le temps s’écoule donc au ralenti. Il se mesure en semaines, voire en mois, selon l’importance de l’ouvrage. C’est la raison pour laquelle le tisserand ne travaille que sur commande. “Les amoureux du brocart existent encore. On s’adapte aux envies de chacun : une couleur ou un motif en particulier… Je suis toujours à l’écoute de mes clientes et je remets mes créations au goût du jour”. Car notre tisserand ne se contente pas de reproduire les mêmes dessins, ceux qui existent depuis des générations. Il crée aussi des motifs à la demande, donnant ainsi à ses créations un cachet souvent unique. Ses brocarts sont tissés de soie, de fils d’or et d’argent, de sabra… “C’est selon l’envie de chaque cliente et la mode du moment”. Et apparemment, il n’y a pas que les Marocaines qui raffolent de ces riches étoffes brochées d’orr ett d’argent. “On est venu de partout dans le monde pour acquérir mes brocarts uniques”, raconte fièrement Abdelkader Ouazzani. Une fierté qui va si bien à ce créateur dont les œuvres fascinent par tant d’élégance.

Gardien des traditions
Haj Ouazzani est aussi l’héritier d’une longue tradition, car le tissage du brocart ne date pas d’hier. Introduite au Maroc par les Andalous, la technique de tissage de cette étoffe était initialement utilisée dans les larges ceintures portées par les bourgeoises de Tétouan. “C’étaient des ceintures de plus de 30 cm de large que les Tétouanaises portaient sur leurs caftans. Ces ceintures en brocart étaient confectionnées par les artisans de Fès”, raconte le tisserand. Ce n’est que beaucoup plus tard que le brocart a commencé à servir pour la réalisation des caftans et des voiles des mariées fassies. La belle étoffe aux motifs à fleurs, reconnaissable parmi des centaines, constituait à une certaine époquee “Le” caftann dee laa mariéee parr excellence ».
Et après des siècles de rayonnement, et alors que cette riche étoffe est aujourd’hui en voie de disparition, Haj Ouazzani, le dernier des tisserands, s’accroche encore. “J’ai accompli mon devoir dans cette vie et je continuerai de faire ce métier jusqu’au dernier souffle”. Il ne voit pas d’autre issue en dehors de la formation d’une relève pour préserver ce patrimoine marocain. “Mon atelier est grand ouvert”, insiste- t-il. En attendant une meilleure implication des autorités compétentes, il espère que son fils prendra la relève : “Il semble s’intéresser à mon travail et vient de temps à autre m’aider dans l’atelier. Mais je n’ai pas l’impression qu’il ait l’intention de perpétuer ce patrimoine après ma disparition”.
Face à cet avenir incertain, Abdelkader Ouazzani continue cependant de promouvoir son métier, en participant notamment aux foires et expositions à chaque fois qu’il le peut. Son savoir-faire, reconnu dans les sphères de l’artisanat, a été maintes fois récompensé. En 2008, par exemple, il a reçu le trophée “Métier d’Art” dans le cadre du salon professionnel de l’art de vivre et de l’artisanat du Maroc “Riad Art Expo”. Il a même été pressenti pour faire partie du patrimoine humanitaire de l’UNESCO. La belle consécration !

 

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